Uti, Non Abuti - Use de tout, mais n'abuse de rien.
Par Bernard Langlois - 30 avril 2008
Published on April 30, 2008 By marouki In International

   Le bonhomme au pull rouge passe les doigts dans sa blanche tignasse. Il regarde d’un air amusé la trentaine de types en costards et cravates réunis, attentifs, autour de lui, dans une salle de conférence en haut d’un building dont les grandes baies vitrées dominent la rivière qui arrose la capitale de l’Empire. Son public : des pontes de la Banque mondiale. Il sait que ce qu’il va leur dire, en réponse à la question posée, va provoquer un silence gêné, quelques rires crispés. Il n’en a cure, il s’en amuse plutôt.
À 60 ans sonnés, après quarante années d’auscultation de l’hémisphère sud de la planète – comme un médecin examine un malade –, l’ingénieur agronome René Dumont n’en est plus à une provocation près. Ses livres, dont celui qui l’a rendu célèbre voici déjà longtemps [1], font scandale, tant ils vont à rebours des idées reçues, de la bien-pensance officielle, qui n’en finit pas de chanter sa foi en la science, en la modernité, en un progrès censés éradiquer la misère du monde.
   « Vous pouvez, dit-il, commencer à étudier sérieusement l’emplacement, sur les ponts du Potomac, des nids de mitrailleuses et des tanks qui devront arrêter le déferlement des hordes affamées… »

    C’était la réponse, en forme de boutade, à une question toujours pendante et plus angoissante que jamais, quelque trente ans après ce séminaire : « Comment arrêter les poussées migratoires dues à la misère des populations du tiers monde ? » Et si aujourd’hui les ponts du Potomac restent libres à la circulation, les États-Unis ont quand même construit un mur tout le long de la frontière mexicaine.
    Un mur, comme il en pousse un peu partout dans le monde, réels ou virtuels c’est selon, pour protéger les populations ­prospères de celles qui crèvent la dalle.

COLÈRE ET LASSITUDE

    René Dumont fut un proche de Politis, qu’il aida dans ses débuts difficiles, jusqu’à lui offrir les droits d’auteur d’un de ses derniers essais [2]. Un compagnon de route dont il me plaît d’évoquer le souvenir à l’occasion de ce millième numéro de notre hebdo.
    Mais surtout parce que l’actualité, vraiment angoissante, de ces premières années du troisième millénaire, rend ses ­expertises, ses analyses et ses engagements plus actuels que jamais. Cette histoire de la Banque mondiale et du Potomac, qu’il raconte dans un de ses livres, est déjà vieille de presque un demi-siècle : elle aurait pu se dérouler hier, alors qu’éclatent ici ou là dans les mégalopoles du Sud, des ­émeutes de la faim qui nous glacent, spectateurs repus nés « du bon côté ». Et ce n’est pas ici, dans ce journal qui compte aussi parmi ses amis des « lanceurs d’alerte » comme Susan George, Alain Lipietz ou Jean Ziegler, et bien d’autres, depuis si longtemps sur la brèche, que l’on a pu être surpris de cette brusque accélération d’une crise alimentaire qui n’a jamais été résorbée – malgré toutes les prévisions optimistes des sectateurs de la Science et des dévots de la Technique –, pour lesquels il n’est point de problème, aussi crucial soit-il, qui ne trouvera sa solution sur les paillasses où se concocte le futur de l’espèce (aujourd’hui les OGM, remède miracle aux problèmes de pénurie alimentaire, Allègre, pourquoi tu tousses ?).
    Aucune surprise donc. Mais plutôt de la colère qu’on semble, ces temps-ci, découvrir la lune. Et (en ce qui me concerne en tout cas) une grande lassitude : dommage qu’il n’existe pas des engins, style moulins à prières tibétains, pour nous éviter d’avoir à toujours seriner les mêmes rengaines !

MAL DÉVELOPPEMENT

   Car enfin – et qu’on me pardonne de parler d’expériences personnelles –, mais c’est en 1982 qu’en partenariat avec deux ONG de développement, Frères des hommes et Terre des hommes, les équipes d’Antenne 2 ont « monté » toute une semaine de JT intitulée : « Les pays de la faim nous font vivre », où presque tout était dit, montré, disséqué des causes du « mal développement ».

1982 : vingt-six ans, un quart de siècle !
   Nous montrions comment, en Thaïlande, la culture intensive du manioc destiné à la nourriture des vaches de Bretagne (ou d’ailleurs), imposée par les firmes multinationales qui tiennent toute la filière, se faisait au détriment de la forêt thaïlandaise, stérilisait les sols (obligeant les cultivateurs à s’enfoncer de plus en plus dans les zones forestières) et détournait les paysans de leurs cultures vivrières traditionnelles ; ou comment au Bangladesh, l’arrivée massive du lait en poudre (d’abord gratuit, à titre d’appel) en provenance des stocks européens avait ruiné un élevage laitier local qui faisait vivre des milliers de familles – sans parler des problèmes de santé pour les nourrissons, dus aux mauvais dosages poudre-eau et à la mauvaise qualité de l’eau –, merci qui ? Merci Nestlé ! Ou encore, comment les haricots du Burkina ou le café du Sénégal, destinés au consommateur occidental, remplaçaient là aussi la culture traditionnelle du mil ou du sorgho, pendant que le poulet ou le blé européens envahissaient le marché africain, achevant de ruiner la paysannerie locale, précipitant des centaines de milliers de pauvres hères dans des villes apoplectiques, qui n’ont bien souvent rien à leur offrir qu’un bout de trottoir pour dormir et une décharge d’ordure à gratter pour y trouver subsistance. Ou encore…
Est-ce ainsi que les hommes vivent ?

REMÈDE DE CHEVAL

   Bien sûr que c’est ainsi, qu’on le sait depuis lurette, que les illusions du développement (même « durable », même « soutenable ») se sont envolées, que contrairement à ce que prétendent les chantres du libéralisme les écarts n’ont cessé de se creuser, la misère de ­s’étendre en même temps que s’étale la richesse concentrée la plus ­obscène.
    La crise écologique, à peine évoquée à la sortie des Trente Glorieuses (encore que : on lisait tout de même quelques pionniers : outre Dumont, André Gorz, Jacques Ellul, Illich… ; et que le Club de Rome évoquait déjà la « croissance zéro », que le PSU réclamait déjà qu’on « produise autrement » et que son virulent leader paysan, Bernard Lambert, jetait les bases d’un syndicalisme agricole moins faisandé [3] …), la crise, donc, a pris depuis les dimensions qu’on sait, le réchauffement climatique n’est plus nié que par quelques attardés positivistes (pourquoi tu tousses, ­Allègre ?), rendant plus cruciaux encore la recherche et l’application de remèdes de cheval – sauf à se résigner à la cata finale. On sait quelle est la réalité et l’on distingue quels seraient les remèdes – au-delà d’une aide imposée par l’urgence. On sait, comme disait Chirac – bel ara instruit par Hulot, mais piètre acteur, enfermé dans ses contradictions –, que « la maison brûle, et on regarde ailleurs ». On sait surtout que pour l’homme blanc, fort bien exprimé par le grand chef ricain avec son arrogance coutumière, « le mode de vie n’est pas négociable ».
Or, si l’on veut s’en sortir, c’est ce mode de vie qui doit impérativement être revu. À la baisse…

LE MOT QUI FÂCHE

    Autrement dit, rompre avec une logique productiviste qui est au cœur de la doxa capitaliste de la concurrence mondialisée, cesser les danses de la pluie (où se relaient, dans un mimétisme touchant, droite de droite et droite de gauche) autour du totem de la croissance ; et donc adopter son contraire, quitte à en définir finement les modalités : ce qu’il faut bien appeler la décroissance.

    Voici lâché le mot qui fâche. Car quoi, vous n’y pensez pas ? Trop de pauvres chez nous déjà écartés du nirvana consumériste : comment leur assurer, sans croissance, on ne dit même pas le luxe, seulement l’aisance ? Eh bien, déjà, en partageant le gâteau autrement ! On ne me convaincra jamais qu’il est normal que cohabitent dans une société prétendument démocratique et égalitaire d’aussi maigres poulets avec d’aussi gras chapons ; ni que la République ne peut rien faire pour établir des règles de répartition moins iniques. Quant aux pays du Sud, dont certains commencent (à quel coût écologique et social ? Voir la Chine) à se rapprocher de notre niveau de vie, allez donc leur expliquer qu’ils doivent freiner leur croissance, brider leur industrie naissante, réduire leurs émissions polluantes (« D’abord la croissance, après on verra ! Que toutes les industries polluantes viennent chez nous, au Brésil, nous avons assez de place pour ça, et le jour où nous serons aussi riches que le Japon, nous nous préoccuperons de l’environnement [4] ») !
   On peut comprendre leur réticence, on doit donc imaginer pour et avec eux des mécanismes de développement qui échappent à la logique productiviste, pas facile (on s’en rend compte avec cette histoire de biocarburants, en pleine actualité, qui se révèle une très mauvaise idée : je ne développe pas, lisez Nicolino ! [5]).

QUELLE DÉCROISSANCE ?

   Alors, la décroissance, oui, sans doute. Encore faut-il savoir le contenu qu’on donne à ce mot, à quel imaginaire, quelle weltanschauung, quelles pratiques aussi il renvoie. Plusieurs ouvrages récents nous y invitent, qui offrent une bonne approche de la question.
   On lira notamment avec profit le beau livre, très argumenté mais aussi tout de colère contenue contre « la secte mondiale des goinfres goulus », du journaliste Hervé Kempf, Comment les riches détruisent la planète [6] ; ou encore, le Choc de la décroissance, de Vincent Cheynet, chef de file pugnace de ces « objecteurs de croissance » qui inscrivent résolument leur combat dans la tradition républicaine du Progrès et des Lumières, quitte à paraître un poil angéliques : « Je suis persuadé que les seules valeurs humanistes et démocrates pleinement assumées nous portent tout naturellement à vouloir la décroissance économique » [7] ; bon, c’est beau d’être jeune ! Ou, à l’opposé, la profession de foi d’un Alain de Benoist, venu des confins de l’extrême droite et aujourd’hui convaincu du fait que « l’écologie rend obsolète le vieux clivage droite-gauche », dans un double refus « du libéralisme prédateur et du prométhéisme marxiste » : et ce n’est pas parce que certains considèrent Benoist comme le diable que je me priverai de dire du bien de Demain la décroissance [8], un essai bien intéressant, notamment dans sa dimension philosophique.

   Et on citera pour mémoire le « pape » Serge Latouche avec sa « pédagogie de la catastrophe », dont je crains bien qu’il nous faudra l’éprouver, avec toutes les horreurs afférentes, avant que l’espèce humaine ne découvre les chemins de sa survie ; la sienne, et celle de sa biosphère.
S’il n’est pas trop tard.

Notes

[1] L’Afrique noire est mal partie (Le Seuil, 1962), premier d’une longue série de cris d’alarme et d’un inlassable combat contre le « mal développement », qui conduira René Dumont à une campagne présidentielle, en 1974, comme porte-parole du mouvement écologique naissant. Né en 1904, Dumont nous a quittés en 2001, à 97 ans.

[2] Famines, le retour, Politis-Arléa, 1997. Nous y sommes.

[3] Paru en 1970, son livre-manifeste les Paysans dans la lutte des classes a été récemment réédité, avec un appareil critique et une préface de José Bové (diffusion : Littéral, ZI du Bois-Imbert, BP 11, 85280 La Ferrière, 02 51 98 33 34.

[4] Propos d’un diplomate brésilien dans les années 1970, rapportés par Ignacy Sachs dans son ouvrage récent : la Troisième Rive, à la recherche de l’écodéveloppement, Bourin, 310 p., 21 euros..

[5] La Faim, la bagnole, le blé et nous, Fabrice Nicolino, une dénonciation des biocarburants, Fayard, 175 p., 17 euros.

[6] Seuil, 150 p., 14 euros.

[7] Seuil, 205 p., 15 euros.

[8] e/dite, 200 p., 16 euros.

In politis.fr http://www.politis.fr/


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