« Ma cliente, monsieur le Président, est une personne délicate, habituée aux égards. Elle ne s’attendait certes pas — en contractant cette union pour laquelle son partenaire lui promettait monts et merveilles, luxe, calme et volupté, rires et chansons, la vie de château en quelque sorte —, elle ne s’attendait pas, dis-je, à ce qu’on la traitât de la sorte. »
« Jugez de la violence qu’on lui fit, en ce petit matin blême (que dis-je : lors d’une nuit encore noire, l’aube n’ayant pas encore infiltré ses doigts de rose sous les persiennes de sa chambre à coucher) où elle fut tirée du lit, rudoyée par un mari aux mœurs grossières (“Faut te magner, ma Carlita, lui a-t-il dit, j’ose à peine le préciser devant votre tribunal, en lui claquant le baigneur, les forts nous attendent derrière leurs étals, et ça fait un bail que le ventre de Paris a quitté Saint-Eustache ; Rungis, ce n’est pas le Pied de cochon, et même avec les motards et les pin-pon, on a bien pour une petite demi-heure de route, fais-toi belle ma poule, et fissa !”), contrainte de se vêtir comme pour la Cour d’Angleterre, de se maquiller comme pour Paris-Crash, tout ça pour aller faire la belle devant des cageots, la bise à des chevillards, des ronds de jambe devant les bouchers-charcutiers ; obligée de surcroît, ce fut l’apothéose, le pompon et la goutte d’eau qui met le feu aux poudres, obligée, monsieur le Président, de déguster du fromage qui pue en guise de petit-déjeuner en ayant l’air de se régaler, l’horreur ! Il fallait voir (vous l’avez peut-être vu à la télévision — car elle était là, bien sûr, la télévision, après que la garde eût dispersé les porteurs de pancartes hostiles, elle enregistrait ces scènes édifiantes du couple régnant allant au peuple laborieux comme la vache au taureau), il fallait voir l’air égaré de ma cliente, entre deux sourires forcés, cet air de dire : “Mais qu’est-ce que je fous là, moi ? J’étais pas bien avec mes philosophes, mes poètes, mes bobos ?”, qui rappelait d’autres images, pas si vieilles, d’une autre femme à l’air absent, aussi, avec ce même homme déjà… »
« Ce pourquoi, monsieur le Président, nous plaidons ici l’erreur sur la marchandise, la tromperie caractérisée : le Prince charmant s’est révélé butor ; et demandons qu’il vous agrée de bien vouloir prononcer céans l’annulation d’un mariage qui n’a pas tenu ses promesses de félicité. »
MARIAGE ET VIRGINITÉ
Ce plaidoyer imaginaire pour en invoquer un autre, bien réel celui-là, qui a fait du bruit dans le landerneau judiciaire, échauffé les gazettes, alerté les consciences républicaines : mariage annulé pour cause de non-virginité de l’épouse, découverte sur le tard par un mari à cheval sur les principes, et le Coran.
Présenté comme ça, je dois dire que ma première réaction fut de partager les indignations susdites (de Fadela Amara à Élisabeth Badinter, de Ségolène Royal à Nadine Moreno, en passant par la LDH et même David Boubakeur, recteur de la mosquée de Paris, parmi bien d’autres) : mais qu’était-ce donc que ce jugement d’un tribunal lillois (rendu le 1er avril, mais qui n’a rien d’une blague) donnant droit à la plus ringarde des exigences phallocratiques et introduisant dans nos pratiques juridiques républicaines et laïques le pire des obscurantismes ? J’étais, pour cette fois, dans le flux dominant de la bien-pensance ; à l’exception toutefois de l’opinion de la garde des Sceaux, ministre de la Justice, qui ramait à contre-courant et déclarait approuver la décision du juge (ne faisant pas grand cas, pour ma part, de l’opinion de cette Mme Dati, cela ne me gênait guère dans la formation de mon propre jugement) : dans quel cloaque s’était donc embourbée la justice de mon pays, quelle jurisprudence se trouvait ainsi établie, les femmes allaient-elles devoir désormais fournir, parmi les autres pièces exigées pour la publication des bans, un certificat médical attestant du bon état de leur fleur virginale ( !), faute de quoi le mariage ne pourrait avoir lieu ? Quelque chose pourtant me gênait dans ce concert quasi unanime où j’allais spontanément joindre ma voix : l’insistance mise par certains (et d’abord par l’article de Libération qui l’avait révélé) sur l’aspect religieux de l’affaire — et plus précisément, musulman [1].
Comme si la virginité en général, celle des filles en particulier, était une valeur spécifique à l’islam…
ANGOISSE EXISTENTIELLE
J’ai bien l’impression (dites-moi si je me trompe) que, sauf peut-être chez les Mundugumor ou les Arapesh, les sociétés humaines et les religions dont elles se dotent sont toutes plutôt regardantes sur la question.
Surtout quand il s’agit des femmes, vu qu’elles ont le privilège de porter les héritiers et qu’elles sont bien les seules à pouvoir être sûres de l’identité du père (et encore, pas toujours). Pas besoin de chercher beaucoup plus loin le caractère quasi universel de ce tabou de la virginité : la trouille du mâle à l’idée que l’enfant porté par sa légitime est peut-être celui du facteur (qui sonne toujours deux fois) ou du plombier (qui a un beau métier) ; ou du chamelier de la caravane d’à côté, si vous tenez absolument à mettre la focale sur la fille du Bédouin et le caractère exotique de cette angoisse existentielle pourtant si grandement partagée… Autant aujourd’hui qu’hier, autant à l’ouest qu’à l’est ? Peut être un peu moins. Certes souvent tenue, dans un Occident censé avoir fait sa révolution des mœurs, pour archaïque et vaguement honteuse, et donc tue ; et encore, à condition de ne pas descendre trop près de la Méditerranée… En tout cas, et de grâce, ne nous servons pas de cette histoire glauque d’annulation pour nourrir l’islamophobie ambiante, qui se porte fort bien sans ça.
C’est après tout la religion chrétienne qui fait d’une vierge ensemencée par un esprit (dit saint) la mère immaculée de son dieu fait homme ; et si le père Joseph, son très chaste époux, n’a pas répudié Marie, c’est qu’il était un bien brave homme.
JOURNAL D’UN AVOCAT
J’étais donc prêt, ces réserves faites, à emboîter le pas des contempteurs du juge lillois (la juge, en l’occurrence), quand je suis tombé sur le célèbre blog de Me Eolas, ce « journal d’un avocat » dont je vous ai déjà dit tout le bien que j’en pensais [2]. Où j’ai constaté qu’il y avait matière à débattre sur le fond d’un jugement peut-être pas aussi scandaleux qu’il y paraît au premier abord (ça m’énerve un peu, mais, sur ce coup, c’est peut-être Mme Dati qui a raison…).
Je vous renvoie à sa démonstration, brillante comme à l’accoutumée, qui commence par replacer les faits dans leur contexte (la demande du mari, dans le cadre de l’article 180 du code civil, peu usité depuis la libéralisation du divorce, qui met en avant les divers cas où cette nullité est prononçable, ici ce que la loi appelle « les qualités essentielles de la personne ») et souligne ce fait : « Il y a un défendeur. Ici, c’est l’épouse. Et que dit-elle pour sa défense ? Voilà ce que tous les indignés oublient de dire ou ignorent : elle demande au tribunal de lui donner acte de son acquiescement à la demande de nullité formée par [son époux], dire que chacune des parties supportera la charge de ses propres dépens, ordonner l’exécution provisoire du jugement. Bref, l’épouse consent à la procédure de nullité. » Et peut-être bien que ça l’arrange, que c’est pour elle une aubaine ? Il démontre aussi très clairement que la magistrate ne se prononce évidemment pas sur le fait de savoir si la jeune femme était vierge ou pas (l’intéressée reconnaît ne pas l’avoir été) au moment du mariage, ni sur le point de savoir si l’état de virginité avant le mariage est une obligation (la loi ne dit heureusement rien là-dessus), mais sur le fait que l’épouse a menti au mari (ce qu’elle reconnaît également) ; il note enfin que le parquet ne trouve rien à redire au raisonnement de la juge et donc, tout le monde étant d’accord, et l’annulation étant fondée en droit (et la justice ne porte aucun jugement de valeur sur les motivations du mari : on peut tout à la fois accepter sa requête et trouver que c’est un sale con macho !), on ne voit pas bien pourquoi celle-ci aurait été refusée.
Bref, conclut Eolas au terme de son exposé (de 40 000 signes, soit près de quatre fois ce bloc-notes !), « ce juge mérite plus des applaudissements que les injustes lazzis dont il fait l’objet ».
TARTUFFERIE
Car : « Ce jugement ne dit absolument pas que le mariage d’une femme non vierge est nul, ni que la virginité est une qualité essentielle de la femme. Il dit ceci et rien d’autre : Mme Y… a menti à M. X… sur un point, qu’elle savait très important pour lui. Elle savait que si M. X… avait su la vérité, il ne l’aurait probablement pas épousée. Et d’en tirer les conséquences légales que lui demandent les deux époux dans ce qui, après tout, est leur vie. » Tartufferie que tout ce ramdam, nous dit encore l’éminent juriste, car s’il n’y avait eu annulation, il y aurait eu divorce — ce qui revient au même résultat —, mais personne n’aurait su pourquoi. « Bref, prenez ce mouchoir et cachez-moi cette virginité que je ne saurais voir. Tartuffe est toujours face à Dorine. » Qu’en conclure ? Ce que vous voudrez, après avoir lu une argumentation que je n’ai ici que très partiellement résumée ; après avoir lu aussi tout ou partie des 1 220 commentaires (lundi 2 juin à 17 heures) (bien mille deux cent vingt !) suscités par ladite argumentation.
Preuve que le sujet a interpellé (et que le talent et l’intégrité de Me Eolas attirent du monde) !