Editorial par Denis Sieffert
Connaissez-vous Bouarfa ? C’est une petite ville du Sud marocain, aux confins du désert. C’est là que, depuis quelques jours, par bus entiers, les autorités de Rabat rapatrient les candidats malheureux à l’émigration. Rapatrier n’est d’ailleurs pas le mot. Mais quel est donc le mot : « expulsent », « transfèrent », « déportent » ? On ne sait si Bouarfa est pour ces pauvres hères une étape sur le chemin du retour dans leur pays d’origine. Ou un mouroir. Les deux sans doute. C’est selon la résistance de tout un chacun à la soif, à la faim, à la fatigue, et parfois aux coups. Ils sont plus d’un millier à avoir entamé, contraints et forcés, ce voyage sordide, à l’abri des regards. Qui sont-ils ? Ghanéens, Nigérians, Maliens, voués dans leur pays à la plus grande misère, ils avaient tenté de rallier l’Europe via les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla. Ils avaient tenté d’escalader les barrières grillagées érigées par les autorités espagnoles. Ils ont vu mourir dans cette aventure quelques-uns de leurs compagnons. Eux-mêmes en sont sortis meurtris, coupés, cisaillés par les chevaux de frise. Encore une fois, qui sont-ils ? Le préfet d’Oujda, grande ville du Nord-Est marocain où sont transférés d’autres candidats malheureux à la migration, a eu une réponse qu’il faut méditer : « Le Maroc, a-t-il dit, ne peut pas être la poubelle de l’Europe. » Voilà. Ils sont ceux que l’Europe rejette. Ceux, en réalité, dont personne ne veut. Ils viennent du Nigeria (moyenne d’espérance de vie : 43 ans), de Côte-d’Ivoire (espérance de vie : 46 ans), du Ghana (56 ans), de Sierra Leone (40 ans et 6 mois), entre autres pays de l’Afrique subsaharienne. Et l’Europe, pour eux, est un Eldorado.
Oui, notre Europe. Ou notre France. Celle des dix millions de chômeurs, de la précarité, des privatisations, du conflit à la SNCM, des licenciements à Hewlett-Packard, des contrats « nouvelles embauches ». Un paradis ? On a du mal à s’en convaincre. Mais tout est relatif. Et il n’est pas mauvais parfois d’en prendre conscience. L’erreur serait d’en conclure que nos combats sont douteux. Ils le seraient assurément si nos sacrifices participaient d’un vaste et miraculeux système de redistribution. Mais ce n’est pas tout à fait ainsi que marche la machine. La défense des structures sociales là où elles existent encore constitue des lignes de front sur lesquelles s’organise la résistance à l’ultralibéralisme. Les premières victimes des reculs sociaux dans nos régions, ce sont encore, bien souvent, eux, les immigrés. Les « heureux élus » de Ceuta et de Melilla. Ceux qui ont franchi les murs grillagés, aujourd’hui ou il y a dix ans, et ont cru réaliser leur rêve. Tôt ou tard, ils deviennent les expulsés de M. Sarkozy. Expulsés de leurs taudis et pas toujours relogés. Ou expulsés de France. Mais qu’on ne s’y trompe pas : le monde de plus en plus inégalitaire qui se dessine sous nos yeux sera de plus en plus inégalitaire partout. En dépit des grillages, les grands mouvements de population sont un des traits de la mondialisation. Le capitalisme indifférent qui nous gouverne ne peut indéfiniment accélérer la circulation du capital, abattre tout ce qui entrave ses mouvements spéculatifs, gommer toutes les réglementations, et contenir les hommes dans des espaces hérissés de murs et de miradors.
Nos sacrifices, ou nos défaites, n’enrichissent ni les Ghanéens, ni les Nigérians de Bouarfa, mais renforcent le système qui aggrave leur misère. Ce système est remarquablement analysé dans un petit essai qui paraît ces jours-ci et dont l’auteur n’est pas, c’est le moins que l’on puisse dire, un habitué des colonnes de Politis. Homme du sérail capitaliste, ancien grand patron des années Mitterrand, Jean Peyrelevade c’est lui ! décrit froidement les mécanismes de la « corporate gouvernance ». « Une machinerie irrésistible », dit-il, qui échappe au contrôle démocratique, et qui se dérobe même à toute volonté politique. Car c’est bien là la caractéristique du système. Il n’a plus de visage. Ceux que nous vilipendons et que nous combattons, politiciens qui n’en finissent pas de déréglementer et de liquider les biens collectifs, ne sont jamais que des auxiliaires. Ils s’emploient surtout à faire place nette pour le système, le plus souvent en ruinant les bases de leur propre pouvoir. Car le vrai pouvoir est diffus, insaisissable « comme du mercure », dit Peyrelevade. Il n’est même pas l’attribut des « trois cents millions d’actionnaires qui contrôlent la quasi-totalité de la capitalisation boursière mondiale ». Il est un peu plus celui des « quelques dizaines de milliers de gestionnaires » qui n’ont pour seul but que d’enrichir les précédents. Et encore ! Puisque ce sont moins des volontés humaines qui s’expriment que des mécaniques qui sont à l’oeuvre. Les conclusions de Peyrelevade ne sont pas toujours les nôtres. Mais le descriptif est utile. Bien, mais quel rapport, me direz-vous, entre les damnés de Bouarfa et les gestionnaires des fonds de pension qui animent ce Monopoly planétaire sur lequel on a parfois l’impression que la politique n’a plus prise ? Eh bien, en dépit des apparences, les uns et les autres appartiennent à la même humanité. Comme aurait dit Pierre Desproges, « étonnant, non ? »
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