Strabisme Politique Aggravé
Les grands réseaux de télévision américains ont donc été invités en démocratie, on ne dit pas « réquisitionnés » à diffuser mercredi soir l’allocution du président des États-Unis. Les patrons des « networks » n’ont que très mollement résisté. Pourtant, on ne peut pas dire que l’effet de surprise ait été particulièrement bien ménagé. Quarante-huit heures avant ce vrai-faux événement médiatique, le New York Times avait déjà tout révélé du plan destiné à « redresser » c’est le mot officiel la situation en Irak. Mis à part un ou deux remplacements à la tête de l’état-major, et une aide économique sans rapport avec les besoins réels, on en retiendra surtout un chiffre : vingt mille. C’est le nombre de soldats supplémentaires qui devraient venir en renfort des 132 000 militaires déjà stationnés dans le pays. Face à une opinion américaine de plus en plus hostile à la guerre d’Irak, et qui l’a fait savoir spectaculairement début novembre en donnant à l’opposition démocrate une majorité au Congrès, George W. Bush pratique donc ce qu’on appelle une fuite en avant. Il persiste dans son erreur jusqu’aux limites de la provocation. Il s’obstine jusqu’au déni de démocratie. L’absurdité de cette politique réside dans un autre chiffre relevé ces jours derniers par la presse d’outre-Atlantique : en franchissant le cap des trois mille soldats américains tués en Irak, la guerre « contre le terrorisme », qui devait venger les États-Unis des attentats du 11 septembre 2001, a déjà fait plus de morts américains que l’explosion des tours jumelles de New York.
L’une des fines mouches du clan conservateur, Frederick Kagan, membre du groupe de réflexion American Enterprise Institute, a justifié ce choix que lui et ses amis ont inspiré en prophétisant que, « quoi que nous fassions, l’année 2007 sera sanglante en Irak ». « Nous allons devoir accepter la tragédie de perdre des soldats », a-t-il ajouté, avant de s’interroger : « Allons-nous payer ce prix et gagner, ou payer un prix identique et perdre ? » On aimerait pouvoir demander à M. Kagan ce que « gagner » veut dire dans son esprit. Car, quoi qu’il en soit, cette guerre inutile, et sans rapport avec les attentats qui ont servi d’alibi, est déjà perdue pour tout le monde. En premier lieu pour le peuple irakien, qui a laissé dans les villes transformées en champs de bataille plusieurs centaines de milliers de victimes civiles. Elle est perdue pour un pays dont l’économie est détruite. Mais elle est perdue aussi pour l’Amérique de M. Bush. Car l’Irak a été précipité dans une guerre intercommunautaire qui renforce la grande puissance régionale voisine, l’Iran. Cela fait longtemps que des observateurs ont souligné ce paradoxe : l’entreprise aventureuse de George W. Bush aboutit à ce qu’il pouvait redouter de pire selon la vision manichéenne qui est la sienne. Et c’est ici qu’il convient encore une fois d’interroger la notion de victoire. Les buts poursuivis par l’entourage de M. Bush ne sont pas des buts de guerre mais de transformation du monde.
Il ne faut jamais perdre de vue que certains des premiers « visionnaires » de ce que l’on appelle le néoconservatisme américain étaient d’anciens trotskistes, comme Irving Kristoll, qui ont viré à droite mais n’ont pas renoncé à un volontarisme d’airain, ni à un idéal qui s’identifie comme par enchantement aux intérêts économiques des États-Unis.
Ils ont hérité d’une vulgate marxiste, quasi bolchevique, qu’ils ont renversée cul par-dessus tête au profit de leur nouvelle cause. Dans leur imagination, l’armée américaine tient lieu de parti révolutionnaire. L’alchimie néoconservatrice naît de leur rencontre avec des doctrinaires religieux. Jusqu’où peut donc les conduire l’attraction d’une victoire finale ? Pas besoin de se forcer beaucoup pour imaginer que l’étape suivante pourrait être une attaque contre l’Iran. Dans ce contexte, l’information publiée dimanche par le Sunday Times faisant état d’un plan israélien de destruction des installations iraniennes d’enrichissement de l’uranium est loin d’être absurde.
Ce plan, en effet, en rejoint un autre qui avait été divulgué en avril dernier par le magazine américain New Yorker. À cette différence près que c’était alors directement le Pentagone qui devait être à la manoeuvre. Enfin, il faut se souvenir qu’Israël avait mené une attaque du même genre en 1981 contre les installations nucléaires irakiennes d’Osirak. Il n’y a donc rien d’absurde en dépit des dénégations officielles israéliennes. Alors, une guerre de plus pour faire oublier la précédente ? On est bien loin en tout cas du rapport Baker-Hamilton, publié le 6 décembre (voir Politis n° 930). Celui-ci préconisait que l’on commence par la résolution du conflit israélo-palestinien, que l’on renoue le dialogue avec l’Iran et la Syrie, et que les États-Unis se désengagent progressivement d’Irak. Une logique inverse qui ne parle plus de « victoire », mais de dialogue et d’apaisement, et de solutions de fond aux tensions qui menacent cette région du monde. Mais, à la Maison Blanche, ce n’est pas tant la réalité qui compte que l’idéologie.
Denis Sieffert
in Politis Link