Jacques Brel, dans sa « Fanette » (« Nous étions deux amis et Fanette m’aimait... »), nous le chantait déjà : « On ne nous apprend pas à se méfier de tout. »
On nous apprenait plutôt le contraire, dans nos écoles frottées de bons sentiments et de morale (laïque ou religieuse, elles sortent, au fond, du même tonneau) : à prêter l’oreille, faire crédit, tendre la main. Des morales de la générosité, de l’altruisme. Avec cette idée sous-jacente qu’« un bienfait n’est jamais perdu ». C’est l’école de la vie qui nous enseigne la méfiance, quand on commence à comprendre que les Fanette peuvent trahir (les Jacquot aussi, hein !), que les beaux discours cachent souvent de vilaines actions et que les joues gauches ne sont pas moins sensibles aux baffes que les droites. Bref, sans plaider ici pour un cynisme sans entrailles, défendons l’idée qu’une dose d’esprit critique ne nuit pas à la bonne compréhension de la marche du monde, et partant à la meilleure conduite de sa propre existence.
J’ajoute que, dans mon métier, le doute méthodique relève plutôt des qualités professionnelles appréciables sinon toujours appréciées.
LA BANDEROLE
Nous a-t-on assez bassinés avec le sport et ses vertus, sa glorieuse incertitude, la noblesse qui régit ses affrontements (fraternels, il va de soi) ? Et quel gamin n’a rêvé d’être un champion du vélo, de la raquette, du ballon rond ou ovale, de la course à pied, ça dépend du moment, du milieu social, de la région natale ?
Nous avons eu droit, la semaine dernière, à l’épisode de la banderole. La banderole du match PSG-Lens, vous savez bien (ne me dites pas que vous y avez échappé, même en zappant les pages sportives des JT, impossible à éviter) : « Pédophiles, chômeurs, consanguins, bienvenue chez les Ch’tis. » Indignation générale. Promesses de mobilisation policière et judiciaire sans précédent, avec sanctions exemplaires à la clé. Bien. On accordera volontiers aux indignés que ce manifeste brandi dans les tribunes du stade ne plaide pas pour l’intelligence ni le bon goût de ses auteurs. Mais quoi, il n’y a pas mort d’homme ! Et seule sans doute la présence (et, dit-on, la colère) du président de la République dans la tribune d’honneur a donné à cette affaire cette ampleur nationale. Saviez-vous que de telles insultes, qu’on dira « défoulatoires », sont monnaie courante ? Ne fréquentant guère les stades, je l’ai appris en lisant un papier du Monde [1], où l’on donne quelques exemples de banderoles comparables, notamment lors de rencontres Lyon-Saint-Étienne (« Stéphanois, ordures consanguines ») ou Lille-Lens (« Bienvenue aux analphabètes ! »). Ce qui tend à prouver : 1 Qu’on est en présence d’une sorte de jeu en marge du jeu, où la surenchère tient toute sa place ; 2 Que les supporters parisiens n’ont pas le monopole de la connerie ; 3 Que la proximité géographique (le « derby ») est un facteur stimulant ; 4 Que ces agressions verbales (ou écrites, en l’espèce) ne sont pas exemptes d’un certain mépris de classe, en tout cas dans les exemples cités par Le Monde : les deux métropoles régionales traitant de haut leurs rivales locales respectives, considérées plus prolétaires.
Il y aurait encore place pour bien des commentaires et d’autres leçons à tirer de l’incident. J’y revenais juste pour illustrer mon propos sur le décalage entre le discours sur le sport et la réalité de sa pratique.
VIVE LE SPORT !
On m’objectera que les supporters ne sont pas les joueurs (toujours « magnifical » comme dirait quelqu’un et dignes d’admiration), ni les entraîneurs, accompagnateurs, soigneurs, dirigeants, arbitres (dont de nombreux bénévoles, admirables de dévouement). Vouais.
Sans jeter l’opprobre sur la totalité du monde sportif, vous m’accorderez que ce qu’on en connaît, ce qu’on en dévoile chaque année un peu plus (après des décennies d’omerta), n’est guère reluisant.
Matches truqués, argent détourné, double billetterie, transferts payés au noir, arbitres achetés, dirigeants engraissés, entraîneurs harceleurs, brimades sexuelles, dopage généralisé (jusque dans les clubs amateurs, jusque pour les mineurs...) : excusez du peu ! Et quand quelques grands joueurs, quelques stars incontournables et adulées ont échappé à tout soupçon de fraude, de malversation ou de perversions, on découvre fréquemment que leur patriotisme, leur civisme, souvent mis à contribution médiatique pour des causes il va de soi respectables, ne vont pas jusqu’à les dissuader d’installer leurs pénates dans des pays connus pour la douceur de leur climat... fiscal.
Vive le sport !
LA FLAMME DU BARON
Avec les Jeux olympiques, on côtoie les sommets de l’hypocrisie et d’un lyrisme frelaté à vous poisser l’âme. Et je ne parle pas seulement de ces jeux-ci, attribués à la Chine en toute connaissance de cause, bien sûr, de la rudesse de son régime mais en toute révérence envers sa puissance montante, ceci compensant bien cela.
Sur les JO en général, on nous a bercés de bien belles histoires : ce baron au grand coeur et gants beurre frais, si chic, si animé de belles intentions. On ne nous apprend pas à se méfier des belles histoires, ni des gentils barons : celui-là était un baron noir, on l’a appris bien plus tard ; ou plutôt brun, comme ces chemises à la mode de son temps, dans un pays voisin. Son idéal olympique, cette grande fraternelle des jeunes gars en culottes courtes, sa flamme qui court de clocher en clocher, plus loin, plus haut, plus fort toute cette sauce dont on nappe l’affreux brouet (les saluts nazis devant Hitler, les révoltes sanglantes de Mexico et les poings gantés des athlètes noirs américains, le massacre de Munich, les marchandages sordides, les « sponsors » avides, les dirigeants inamovibles et engraissés, les télés en rut, le fric et les flics, les flics et le fric...) , constituent l’habillage d’une éthique en toc au service d’une certaine idée de l’homme et de la société conçus pour les joies ineffables du doux ( !) commerce et de la libre ( !) concurrence.
Je finis de rédiger ces lignes lundi soir, alors que se confirme le fiasco de la traversée de Paris par le flambeau symbolique, censé passer de main en main et de ville en ville jusqu’à Pékin. Et sans s’éteindre. Malgré un service d’ordre ahurissant, et sous la pression des manifestants, les Chinois ont choisi de couper le gaz, d’annuler la halte solennelle à l’Hôtel de ville, et de finir le parcours honteusement, en autobus ! C’est le Tibet la cause (plus ou moins manipulée là aussi, on est en droit de faire marcher l’esprit critique) de cette mobilisation qui, d’Olympie à Paris en passant par Londres et avant San Francisco, a au moins permis aux gentils, aux naïfs, ceux à qui l’on n’a pas appris « à se méfier de tout », à ouvrir les yeux sur la réalité cachée derrière les beaux discours consensuels sur l’harmonie universelle censée présider aux Jeux olympiques.
Et pas seulement aux Jeux de Pékin, d’accord ?
Les JO, à Pékin ou ailleurs, c’est du bizness et de la politique ; c’est-à-dire, pour parodier une formule célèbre, de la guerre poursuivie par d’autres moyens.