Uti, Non Abuti - Use de tout, mais n'abuse de rien.
Par Bernard Langlois in Politis 12 juin 2008
Published on June 13, 2008 By marouki In International

Dans une récente interview à la revue Espaces latinos  [1], le philosophe et psychanalyste Miguel Benasayag (qui paya jadis de quatre ans de prison sa participation à la lutte armée contre la dictature argentine) raconte qu’il a provoqué, voici quelques mois, un mini-scandale en Bolivie.

Il y donnait une conférence à l’université de La Paz : « J’ai déclaré que, au niveau mondial, ce que nous saluions, c’était la fin d’un régime d’apartheid en Bolivie. L’assistance a été très choquée, parce que les personnes présentes considéraient que non, il n’y avait jamais eu de régime d’apartheid dans leur pays. Il y avait, en Bolivie, où 85 % de la population est d’origine indienne, une sorte de masquage, très fort, de cette réalité indienne. Et il n’y avait jamais eu, avant Moralès, de président indien. »

C’est bien connu, il est des mots tabous. « Apartheid » en est un, qu’on en use en Bolivie ou en Palestine. Comme, dans la France de Sarkozy et de Brice Hortefeux, par exemple, il ne faut pas parler de « rafles ». Et pourtant…

OPTIMISME

Miguel salue donc, dans toute l’Amérique latine, la résurgence des nations indiennes qu’il compare à « une lame de fond, la plus joyeuse, la plus puissante, la plus belle » (ce en quoi il a raison : quoi de plus tonifiant que cette reconquête de leur dignité, et parfois même du pouvoir, par des populations depuis si longtemps tenues sous le joug, du golfe du Mexique à la Terre de Feu ?).

Mais où je trouve notre compañero bien optimiste, c’est quand il espère révolue « pour toujours » l’époque « des partis militaires et celle de l’oligarchie, qui pouvait se permettre de faire des coups d’État, parce qu’elle se composait des propriétaires du pays ». Car il semble bien que partout où les nouveaux gouvernants sortent des terrains balisés du libéralisme économique, tentent d’en corriger les excès et de réduire les inégalités qu’il génère, les pouvoirs économiques comme l’oligarchie terrienne (avec les encouragements chaleureux d’une administration états-unienne qui, bien qu’occupée ailleurs, garde toujours un œil sur son arrière-cour) se rebiffent et défient volontiers le pouvoir central. Au Venezuela, grâce à la manne pétrolière et à la redistribution qui en est faite, Hugo Chavez peut tenir la dragée haute à sa bourgeoisie contre-révolutionnaire (mais l’opposition ira crescendo, personne n’en doute), alors qu’au Brésil, où Lula a pourtant tourné le dos à la plupart de ses engagements (notamment sur le plan écologique, jusqu’à provoquer la démission de sa ministre emblématique Marina Silva), il se trouve des latifundaires pour trouver qu’il n’en fait pas assez : tel ce M. Maggi, gouverneur du Mato Grosso, dont le surnom de « roi du soja » dit assez la raison sociale et l’appétit sans borne. Selon Greenpeace, la déforestation de l’Amazonie atteint un seuil critique (près de 10 000 km2 déboisés en un an, déjà près de 20 % de la forêt détruits), et « le pire est à venir », selon le nouveau ministre de l’Environnement, Carlos Minc, qui accuse Maggi de « vouloir planter du soja jusque dans les Andes »  [2].

Quant à cette Bolivie qui ne veut pas entendre parler d’apartheid, elle vient de connaître une jolie flambée de racisme anti-indien qui n’annonce rien de bon.

SUCRE AMER

L’affaire a provoqué, en France, un appel de trois universitaires, spécialistes de ce pays et des cultures andines  [3], qui vise à susciter la vigilance de l’opinion internationale et à tenter d’empêcher « que le climat politique ne débouche sur un racisme institutionnalisé ».

C’est dans la ville de Sucre, capitale historique du pays, fondée par Pizarre et symbole de l’architecture et de l’art espagnols, que les faits se sont déroulés le 24 mai dernier. On devait, selon la tradition, célébrer le premier soulèvement du pays, en 1809, contre la puissance occupante espagnole. C’est une journée de fête populaire appelée joliment du nom de « Cri libérateur ». Le président Moralès devait s’y rendre pour y annoncer diverses mesures sanitaires et sociales (notamment la construction de mille logements) en faveur des communautés indiennes de la région. Il a finalement renoncé à ce déplacement en raison du climat de violence instauré depuis la veille dans la ville, où les délégations paysannes indiennes venues pour l’occasion ont été bousculées, battues, humiliées, lapidées et empêchées de pénétrer dans la cité, hormis cinquante otages conduits manu militari, torse nu, mains entravées, sur la place principale, où on les a obligés à baiser le sol pendant que l’on brûlait leurs ponchos et leurs drapeaux communautaires. Qui, on ? Des professeurs, des étudiants, de bons bourgeois de la ville, et dans l’indifférence au mieux, les applaudissements au pire, d’une population venue au spectacle. En Bolivie comme ailleurs, « les bourgeois, c’est comme les cochons… » Comme le précisent les signataires de l’appel, « à l’origine de cette initiative se trouve le soi-disant “Comité interinstitutionnel”, qui prétend tracer l’avenir politique de la cité — sans jouir de la moindre représentativité populaire ni de la moindre autorité départementale. Ce Comité est animé par le recteur de l’université San Francisco Javier de Chuquisaca, par diverses personnalités universitaires ou de la mairie, par un groupement dénommé “Comité Civico”, et par la fédération patronale du département. Tout cela en étroite collaboration avec les leaders de l’opposition du département de Santa Cruz ». Rien que du beau linge ; et dans le silence pudique de la presse nationale, dans l’opposition à La Paz comme elle l’est à Montevideo… Commentaire d’un leader syndical indien, Esteban Urquizo : « Ces actes, qui rappellent ceux des nazis, nous donnent encore plus d’orgueil et de responsabilité. Nous donnerons une réponse dans les urnes, lors du référendum révocatoire du président et des préfets, le 10 août [4]

Été chaud en perspective en Bolivie. Et pas seulement en Bolivie, car il est à craindre, malheureusement, que tout le cône sud de l’Amérique ne connaisse assez vite — la crise mondiale aidant — des soubresauts plus ou moins sanglants. « L’histoire de l’Amérique latine est une histoire de massacres permanents », dit aussi Benasayag. Pense-t-il que les avènements démocratiques des dernières années, aussi réjouissants soient-ils, marquent la fin de l’Histoire ?

OLIGARCHIE VIOLENTE

Ce n’est sûrement pas l’avis de l’universitaire communiste Danièle Bleibtrach, dont je vous conseille — notamment sur ces questions sud-américaines, mais pas seulement — le blog, très informé, engagé et ardent [5].

Tenez, ces quelques lignes, en exemple, en conclusion de son billet sur l’affaire de Sucre : « Ces faits — qui ne sont pas isolés — illustrent la violence raciale qui peut régner en Amérique latine, en particulier contre les descendants des Indiens. Comment, quand ils tentent de changer les choses par la démocratie, ils ont devant eux une oligarchie violente avec des hommes de main qui massacrent, humilient. Cette violence, je l’ai découverte au Mexique, dans le Chiapas. J’ai été bouleversée par le regard perdu des populations originaires. Puis, pire encore, j’ai vu sur la place centrale de Mexico un groupe de paysans à qui les propriétaires terriens et leurs groupes paramilitaires volaient les terres. Ils avaient un masque bleu de chirurgien. Ils l’ont baissé et j’ai vu qu’ils s’étaient cousu la bouche pour dire le silence de la loi les concernant. Ce silence est aussi celui de nos médias qui n’expliquent pas les populations déplacées, fuyant l’horreur en Colombie. Et qui se taisent sur ce qui se passe en Bolivie. Je vois l’humiliation de ces pauvres gens mis à nu et contraints de se traiter eux-mêmes d’animaux… Comme pour leur faire payer la majorité du peuple des pauvres qui soutient le gouvernement d’Evo Morales. Un gouvernement qui veut que son peuple se réapproprie les ressources, les reprenne aux multinationales, pour donner la santé, pour apprendre à lire, avec l’aide d’un autre peuple pauvre, étranglé par le blocus, Cuba. La colère ne cesse de m’envahir quand je vois “les belles âmes” de nos médias critiquer les pauvres qui résistent à l’ignominie et considérer que les États-Unis qui soutiennent les assassins et les tortionnaires sont une “grande démocratie”. Pourquoi ? Parce qu’elle élit un G. W. Bush ? »

Justement, elle va peut-être changer de cheval, la « grande démocratie » ricaine. Ce n’est pas gagné pour Obama, mais il a maintenant une chance… sur deux !

COTE D’ENFER

Pas de doute que l’élection d’un président métis (et bien chocolat de peau), quarante ans après l’assassinat de Martin Luther King, ça vous aurait une certaine gueule et redorerait le blason terni de l’Empire.

Chez nous, c’est clair, Obama a une cote d’enfer. Et c’est vrai qu’il présente drôlement bien, qu’il a l’air sympa, qu’on le prendrait sans problème en auto-stop… Un président black aux States, ça ne s’est vu que dans la série culte (à la gloire des services spéciaux et apologétique de la torture) « 24 heures chrono »  ; et encore, il y était assassiné, Jack Bauer n’a rien pu y faire. On ne voudrait pas porter la poisse au sénateur de l’Alabama, mais on est bien obligé d’y penser (pas à Jack Bauer, mais à l’assassinat possible) : après tout, chaque fois qu’un président américain, ou un candidat, a essayé ou menacé de toucher au système, paf, paf ! On est tout de même au pays du flingue en vente libre (c’est bien pourquoi le désormais candidat démocrate désigné bénéficie d’une protection policière superrenforcée), et (surtout) d’un lobby militaro-industriel déjà dénoncé en son temps par un Eisenhower qui n’était pas vraiment un gauchiste — et qui a prudemment attendu la fin de son mandat pour dire tout le bien qu’il en pensait ! Souhaitons donc que tout se passe bien, souhaitons qu’Obama soit élu, pourquoi pas ; mais rien ne nous oblige à déjà défaillir de bonheur comme tant de nos commentateurs-trices : d’abord parce que ce n’est qu’une toute petite minorité d’Américains qui se sont prononcés pour lui dans ces primaires (17 millions de voix sur plus de 300 millions d’habitants) ; ensuite parce que, s’il est élu et même s’il veut faire de grandes choses, Barak Obama n’est pas un révolutionnaire décidé à casser la baraque — oui, bof ! — (déjà les Palestiniens, par exemple, savent qu’ils n’auront rien à attendre de son élection) et qu’il n’aura qu’une liberté de manœuvre limitée (il suffit de voir la liste de ses soutiens financiers pour en être convaincu). Curieusement, dans notre personnel politique, c’est de Bayrou que j’ai entendu l’expression la plus nette d’une sérieuse réserve sur les vertus de la « grande démocratie », polluée par l’argent  [6] .

Dire que j’aurai vécu assez vieux pour entendre le successeur de Lecanuet critiquer les États-Unis d’Amérique !

Notes

[1] Espaces latinos, sociétés et cultures de l’Amérique latine, n° 246, mai-juin 2008, 4, rue Diderot, 69001 Lyon, www. espaces-latinos.org.

[2] Le Monde du 6 juin, Annie Gasnier, de Rio : « Les autorités brésiliennes ne parviennent pas à freiner la déforestation de l’Amazonie. »

[3] Rosalia Martinez, ethnomusicologue, université Pari-VIII, CNRS, France ; Tristan Platt, anthropologue et historien, professeur à l’université Saint-Andrews, Écosse ; Gilles Rivière, anthropologue, Cerma-EHESS, Paris. Libération du 29 mai.

[4] De Sucre, Bernard Perrin : « En Bolivie, il ne fait pas bon soutenir le président Evo Morales », in Le Courrier, quotidien alternatif suisse, www.lecourrier.ch.. »

[5] « Changement de société », http://socio13.wordpress.com.

[6] C’était un samedi matin, sur France Culture, dans « Le rendez-vous des politiques », la (bonne) émission de Dominique Rousset et Daniel Finot.

P.-S. : Allez l’Irlande !

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